Au delà de la Rive

Au delà de la Rive

ASSIA DJEBAR (Hommage)

Salam Alaykoum

ASSIA DJEBAR


Assia Djebbar la Fille de Cherchel sera mis en terre dans le cimetière de sa ville

LE 13 FÉVRIER 2015

Repose en Paix  Assia

 

Née le 30 juin 1936 à Cherchell

En hommage à Assia Djebar, décédée à Paris à l’âge de 79 ans 

Elle fut l'une des grandes voix de l'émancipation des femmes musulmanes et du dialogue des cultures :

Elle a publié une vingtaine d'ouvrages du roman au témoignage, et était rentrée à l'Académie française en 2005.

 


 

Écrivaine de renommée nationale, maghrébine et internationale, Assia Djebar est l'auteure de plusieurs romans, nouvelles, pièces de théâtre, poésies et essais. Elle traitait dans ses chefs-d'oeuvre de l'émancipation des femmes, l'histoire et de l'Algérie, au travers de ses cultures, ses langues et ses luttes.

Elle est la première algérienne et femme musulmane à intégrer en 1955 l'École normale supérieure de jeunes filles de Sèvres, où elle a choisi d'étudier l'Histoire. Après avoir pris part à la grève de l'Union générale des Étudiants musulmans algériens, Fatma-Zohra Imalayène a écrit son premier roman "La Soif" en 1956, sous le nom de plume Assia Djebar.

Entre 1958 et 1970, elle a écrit son roman "Les Impatients", les "Poèmes pour l'Algérie heureuse" en 1969, et la pièce de théâtre "Rouge l'aube" la même année.

En 1978, elle a réalisé son premier long-métrage "La Nouba des Femmes du Mont Chenoua", récompensé une année plus tard par le Prix de la Critique internationale à la Biennale de Venise. "La Zerdaou les chants de l'oubli" est son deuxième court-métrage, réalisé en 1982.

En 1989, elle est récompensée par le "Literaturpreis des Ökumenischen Zentrums", à Francfort, en Allemagne pour son roman "Ombre sultane".

En 1999, elle a soutenu sa thèse à l'Université Paul-Valéry de Montpellier, intitulée "Le roman maghrébin francophone, entre les langues et les cultures: quarante ans d'un parcours: Assia Djebar, 1957-1997.

Elle a publié la même année son essai "Ces voix qui m'assiègent: En marge de ma francophonie", avant d'être élue membre de l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, et recevoir le Prix de la revue Études françaises.

Enseignante au département d'études françaises à l'Universtié de New York depuis 2001, elle est élue en 2005 au fauteuil 5 de l'Académie français, en succédant à Georges Vedel, professeur français de droit public.

Assia Djebar est également docteur honoris causa des universités de Vienne en Aturiche, de Concordia de Montréal au Canada et d'Osnabrïck en Allemagne.

Son dernier roman "Nulle part dans la maison de mon père" a été publié en 2007.

 

 

 

Voici son discours prononcé en Allemagne en 2000.

lorsqu'elle fut primée par tout le gotha intellectuel allemand. 

 


«En recevant aujourd’hui devant vous, Mesdames et Messieurs, ce Prix des Editeurs et Libraires allemands, prix de la Paix de l’année 2000, j’hésite soudain : je crains qu’une si prestigieuse distinction ne me fasse chanceler sous son poids symbolique !

Je voudrais me présenter devant vous comme simplement une femme-écrivain, issue d’un pays, l’Algérie tumultueuse et encore déchirée.

J’ai été élevée dans une foi musulmane, celle de mes aïeux depuis des générations, qui m’a façonnée affectivement et spirituellement, mais à laquelle, je l’avoue, je me confronte, à cause de ses interdits dont je ne me délie pas encore tout à fait.

J’écris donc, et en français, langue de l’ancien colonisateur, qui est devenue néanmoins et irréversiblement celle de ma pensée, tandis que je continue à aimer, à souffrir, également à prier (quand parfois je prie) en arabe, ma langue maternelle.

Je crois, en outre, que ma langue de souche, celle de tout le Maghreb, je veux dire la langue berbère, celle d’Antinea, la reine des Touaregs où le matriarcat fut longtemps de règle, celle de Jugurtha qui a porté au plus haut l’esprit de résistance contre l’impérialisme romain, cette langue donc que je ne peux oublier, dont la scansion m’est toujours présente et que, pourtant, je ne parle pas, est la forme même où, malgré moi et en moi, je dis “non” :

comme femme et, surtout, me semble-t-il, dans mon effort durable d’écrivain.

Langue, dirais-je, de l’irréductibilité.

Et, plutôt que d’évoquer, sur ce point, un désir d’enracinement ou de réenracinement – pour ainsi dire de généalogie, je voudrais préciser que si j’avais été celte, ou basque, ou kurde, cela aurait été de même pour moi : dire “non”

à certaines étapes essentielles de son parcours – et le dire quand la langue de la première origine se cabre, et vibre en vous, en des circonstances où le pouvoir trop lourd d’un Etat, d’une religion, ou d’une évidente oppression ont tout fait pour l’effacer, elle, cette première langue – dire “non” ainsi, qui peut paraître un “non” d’entêtement, de silence, de refus de participation à une poussée collective de séduction – ou de mode –, cet instinct pas seulement de préservation individuelle, mais qui serait un “non”, quelquefois apparemment gratuit, ou de pur orgueil de l’ombre – en somme cette intégrité du moi intellectuel et moral, ce recul ni prudent ni raisonné, bref, ce “non” de résistance qui surgit en vous quelquefois avant même que votre esprit n’ait réussi à le justifier, eh bien, c’est cette permanence du “non” intérieur que j’entends en moi, dans une forme et un son berbères, et qui m’apparaît comme le socle même de ma personnalité ou de ma durée littéraire. Certes, les Berbères de l’histoire écrite – écrite en particulier, en latin, par un Salluste, politicien corrompu et historien redoutable, auteur du classique La Guerre de Jugurtha, un siècle avant l’ère chrétienne –, ces Berbères donc de l’histoire occidentale furent souvent présentés comme de perfides ennemis. Mais il a suffi qu’un Jugurtha, non domestiqué, soit allé jusqu’au bout de son défi contre une Rome encore invincible, – cela 50 ans avant Jules César pour que, en Afrique du Nord, chaque résistance contre les invasions ultérieures (contre les Arabes, les Espagnols, les Turcs puis les Français) invoquât le fantôme de cet ancêtre héroïque !
II
J’ai parlé de ma durée littéraire, et cette notion temporelle pourrait prêter à équivoque. J’écris, je publie depuis quatre décennies au moins. Mais, tout compte fait, je devrais plutôt me présenter devant vous avec mes absences, mes silences, mes réticences, mes refus anciens ou récents que je ne comprends pas toujours, du moins sur le moment ; j’ajouterais même mes fuites (car il me faut vraiment de l’espace, pour écrire) : je dirais donc plutôt mes exils ! Je ne me sais qu’une règle, apprise et éclaircie certes, peu à peu, dans la solitude et loin des chapelles littéraires : ne pratiquer qu’une écriture de nécessité. Une écriture de creusement, de poussée dans le noir et l’obscur ! Une écriture «contre» : le «contre» de l’opposition, de la révolte, quelquefois muette, qui vous ébranle et traverse votre être tout entier. Contre, mais aussi tout contre, c’est-à-dire une écriture du rapprochement, de l’écoute, le besoin d’être auprès de..., de cerner une chaleur humaine, une solidarité, besoin sans doute utopique car je viens d’une société où les rapports entre hommes et femmes, hors les liens familiaux, sont d’une dureté, d’une âpreté qui vous laisse sans voix ! Au départ, avant le jaillissement premier et précoce de mon activité d’écrivain, il y eut l’espace donné, un horizon soudain offert : une chance inattendue. Il est clair en effet que je n’aurais jamais été écrivain si, à 10 ou 11 ans, je n’avais pu continuer mes études secondaires ; or, ce petit miracle fut rendu possible grâce à mon père instituteur, homme de rupture et de modernité face au conformisme musulman qui, presque immanquablement, allait me destiner à l’enfermement des fillettes nubiles. De même, cinq ou six années plus tard, je ne serais pas entrée en littérature avec ardeur si (cela peut surprendre) je n’avais pas aimé marcher dans les rues des villes en anonyme, en passante, en voyeuse, en garçon manqué, et encore maintenant, en simple promeneuse. C’est pour moi la première des libertés, celle du mouvement, du déplacement, la surprenante possibilité de disposer de soi pour aller et venir, du dedans au dehors, du lieu privé aux lieux publics et vice-versa... Cela paraît tout simple ici, aujourd’hui, en Europe pour des adolescentes. Cela fut, pour moi, au début des années 50, un luxe incroyable. Qu’a à voir la marche au dehors, diriez-vous, avec les mots des romans, avec l’élan propre à l’imagination et à toute fiction ? Mais il s’agit ici du mouvement du corps féminin : là se place la ligne la plus acérée de la transgression, quand une société, au nom d’une tradition trahie et plombée, tente, et réussit parfois, même aujourd’hui, à incarcérer ses femmes, c’est-à-dire la moitié d’elle-même ! Ecrire pour moi, gardant à l’esprit cet horizon noir, c’est d’abord recréer dans la langue que j’habite le mouvement irrépressible du «corps au dehors», je dirais presque son envol. A l’époque du Maghreb colonial – plus conservateur alors que la société citadine de l’Egypte et du Moyen-Orient –, mes cousines, mes parentes proches se retrouvaient recluses de l’âge de la nubilité jusqu’au début de la vieillesse. Cacher ses femmes de l’œil, du contact et de l’emprise des étrangers (parce que non-musulmans), ce qui avait pu sembler une stratégie de sauvegarde identitaire dans l’Algérie du XIXe siècle, était devenu une oppression presque sans faille sur la gent féminine. Chez moi, le désir des mots, à écrire, à lancer aux autres ou simplement au ciel, naît de mes pieds, de mes jambes ainsi que de mon regard libre, posé sur les autres... C’est là sans doute la revanche, en ma personne, de toute la lignée derrière moi, des aïeules cloîtrées à 12 ans, puis mariées, qui ont étouffé de langueur, de rancœur dans l’ombre des patios, jusqu’à la cinquantaine ou soixantaine. Puis, dans mon trajet d’écrivain, il y a un tangage, une interrogation profonde qui m’a fait me taire longtemps : dix années de non-publication, mais pendant lesquelles j’ai pu arpenter mon pays – pour des reportages, des enquêtes et enfin des repérages de cinéma –, envahie que j’étais par un besoin de dialoguer avec des paysannes, des villageoises de régions aux traditions diverses, besoin aussi de revenir à ma tribu maternelle, cela douze ans après l’indépendance. «Assise au bord de la route, dans la poussière», ainsi ai-je intitulé dans mon essai Ces voix qui m’assiègent, cette période de ma vie où, à travers une chronique visuelle de ce quotidien aux mutations visibles, je réalisai un film au rythme de la mémoire féminine – retours en arrière lorsque ma grand-mère me racontait la résistance des ancêtres guerriers, souvenirs récents de la lutte d’hier... Ce fut seulement à cette époque que j’ai pu travailler et créer, en osmose avec les miens : écriture de l’espace et de l’écoute, dans les paysages de l’enfance, l’oreille immergée dans l’arabe dialectal des dialogues, retour du berbère dans tel éclat de souffrance d’une femme «du Mont Chenoua», monologue en français, enfin, de celle qui déambule dans un territoire où passé et présent se répondent... Ce furent les deux ou trois années les plus heureuses de ma vie : chercher vraiment à connaître ses lieux de mémoire, cela devient se re-connaître, en somme se retrouver ! 1978/79. Mon long métrage fut vilipendé par presque tous les cinéphiles d’Alger (puisqu’on n’y retrouvait pas l’optimisme du «réalisme socialiste») ; il fut honoré d’un prix de la Critique internationale à la Biennale de Venise. Au tournant de la quarantaine, je retournai à Paris, la ville de mes études. De là, je décidais d’écrire à distance pour viser désormais au cœur même de l’Algérie – son tréfonds, sa mémoire la plus obscure, dans un nœud algéro-français complexe ; mais encore me fallait-il trouver une forme et une structure narratives à la hauteur de ce questionnement, de cette ambition.
III
Walter Benjamin, qui connaissait si bien Paris, qu’il avait découvert dès 1913 et où il vécut les années 30, en réfugié politique, disait qu’«à Paris, un étranger se sent chez lui parce qu’on peut habiter cette ville comme peut habiter ailleurs ses quatre murs...» Lui, le «flâneur de Paris» dans le sens le plus plein et qui écrivit le premier sur les «passages» parisiens, il entretenait, en fait, des relations rares et superficielles avec les Français : c’est Hannah Arendt, son amie jusqu’à la fin, qui témoigne. Pour ma part, installée désormais au cœur de l’ancien «Empire», je me mettais, moi aussi, à distance de la société française, dont je ne gardais que la langue ! Cette langue d’écriture devenue mon seul territoire, même si je campais plutôt sur ses marges. Comme si, repartie nue de chez moi, je m’enveloppais seulement de cette langue ! Elle, mon unique manteau !
Jusque-là, l’écriture française avait été, pour moi, une sorte de voile, du moins dans mes premiers romans, fictions qui, évitant l’autobiographie, ne hantaient vraiment que des lieux d’enfance, s’éblouissant de leur soleil ou s’approchant de la pénombre des maisons traditionnelles. Dorénavant, résolue avec détermination à écrire «devant» et «dedans» mon pays, dans une sorte de proche éloignement, j’avais besoin, comme le photographe qui recule pour ne pas écraser son sujet, de la perspective la plus vaste. Avec ou malgré la langue dite «étrangère», j’avais à poser, sur mon pays, toutes les questions, décidai-je ! Sur son histoire, sur son identité, sur ses plaies, sur ses tabous, sur ses richesses cachées et sur la dépossession coloniale de tout un siècle – et il ne s’agissait ni de protestations ni de réquisitoires. L’indépendance, nous l’avions payée au prix fort ! Il ne s’agissait que de mémoire, que de tatouages de la révolte et du combat, rendus ineffaçables dans nos cœurs et jusque dans l’éclat de notre regard, à devoir inscrire, à conserver, même en lettres françaises et alphabet latin ! Revenir au début des années 80 à Paris et écrire dans cette pulsion mémorielle, cela, certes, ne paraîtrait pas de brûlante actualité – si l’on se référait du moins aux «saisons littéraires» des cénacles parisiens. Face à une critique française, je dirais, traditionnelle – qui ne cherchait dans les textes des écrivains ex-colonisés que des clefs pour une interprétation sociologique immédiate – moi, qu’est-ce qui m’animait donc ? Un nationalisme à retardement ? Non, bien sûr, seulement la langue. Uniquement la langue française dans laquelle je m’immergeais la nuit, le jour. Mais pour mieux dire ma spécificité algérienne (par l’autobiographie que j’abordais enfin), il me fallait en quelque sorte alléger cette langue d’écriture de son poids d’ombre, de son passé équivoque et trouble en Algérie, elle au bénéfice de laquelle avaient été exclus autrefois des écoles et des lieux publics l’arabe et le berbère... Si je voulais faire sentir le trop lourd mutisme des femmes algériennes, l’invisibilité de leurs corps, revenue avec le retour d’une tradition rétrograde, j’avais d’abord – en tant qu’écrivain (le devoir de tout écrivain étant un devoir de langue) –, j’avais, pardonnez-moi cette métaphore, à me saisir de cette langue française entrée en Algérie avec les envahisseurs de 1830 et à l’essorer, à la secouer devant moi de toute sa poussière compromettante... Pendant les quarante années violentes de la conquête – que j’appelle «la première guerre d’Algérie» –, cette langue s’était avancée autrefois sur des chemins de sang, de carnage et de viols. Il fallait, par elle et avec ses propres mots, la renverser en quelque sorte sur elle-même ! Puis, dans la soumission apparente qui suivit, ce qu’on appelait «l’Algérie pacifiée» des années 1920 et 1930, les mots, les figures et le rythme et toutes les diaprures de la langue, de la belle Langue – la transparente de Descartes, la pure et acérée de Racine, la virevoltante de Diderot et la somptueuse de Victor Hugo –, tous ces joyaux se mirent à pénétrer et à briller un peu dans les écoles, parmi lesquelles un petit nombre était réservé aux enfants dits «indigènes» dont la classe de mon père, instituteur dans un village de la Mitidja... L’Amour, la Fantasia est ainsi une double autobiographie où la langue française devient le personnage principal, prosopopée inattendue dont je me rends compte a posteriori. Je réveillais les scènes d’affrontement algéro-français oubliées, tout en livrant des éclats de mon enfance où les mots français se glissaient jusque dans les harems, tels des rais de lumière et de révolte... Avais-je fait sentir l’étouffement présent des femmes, plus lent, plus pernicieux que l’asphyxie, autrefois, des tribus rebelles, décidée par les conquérants, dans les montagnes proches de ma ville ? «Répondre, répétais-je, à toutes les questions !» Sinon, en faire sentir l’urgence ; pour moi, pour celles comme moi qui avaient dû partir, seulement pour l’oxygène de leur vie, mais aussi pour les autres femmes, les silencieuses, les humiliées qui étaient mortes, le cœur brûlé, parce que conscientes de tous les dénis. Ce fut dans ce corps à corps avec l’Histoire que j’écrivis L’amour, la Fantasia, puis Ombre sultane et la suite d’un quatuor romanesque d’Alger. Je n’avais pas prévu que, vivant ainsi comme une émigrée en banlieue parisienne, j’allais, les années suivantes, me confronter avec les sursauts, les fureurs, les délires puis... puis la violence et les meurtres, au jour le jour, que nous avons vu s’inscrire sur les pages des quotidiens et défigurer l’image de mon pays ! Quête solitaire et d’impuissance dans mes livres ; mes questions devenaient de plus en plus béantes.
IV
Langue de l’Autre à écrire et qu’on respire, mais mon oreille restait, reste toujours hors champ, hors la lettre. Comment d’ailleurs aurais-je pu infléchir le français, dans son rythme et son souffle premiers, si je ne gardais pas, même dans l’exil le plus distendu, l’ancrage dans des voix familières – voix de fureur et de douceur, barbares et gutturales, intimes, celles des lieux féminins de l’enfance, celles vociférantes et improvisées des visiteuses de sanctuaires, celles des lyriques ou des désespérées... Toujours, naturellement, hors – français, donc semblant ensauvagées, en tout cas, rebelles ; " «analphabètes», disait-on des inconnues autour de moi, fillette, parce que sans même l’alphabet arabe, excepté pour des amulettes qu’elles me pendaient au cou, sous ma chemise et avec des caresses, «pour me protéger à l’école», soufflaient-elles. Entendez, à l’école des Français. C’est ainsi que j’ai cru longtemps que toute navigation dans la nuit des femmes me ferait retrouver la force, l’énergie, la foi des aïeules inébranlables. Je rêvais qu’elles me transmettraient, elles, leur secret de survie, pour peu que je tente cet effort de remonter le courant, les eaux du reflux, disons ici de la dispersion dans l’oralité. On l’oublie souvent, Cervantès vécut esclave cinq ans à Alger, à partir de 1575. Pas encore romancier, mais guerrier intrépide, ayant perdu un bras à la bataille de Lépante, il se fait capturer par des corsaires en Méditerranée. Il vivra longtemps chez moi dans un monde fonctionnant à l’exact opposé de l’univers chrétien. La «fugitive» qu’il imaginera plus tard dans son Don Quichotte pourrait être la première image littéraire d’Algérienne : elle que son père comblait de toutes les richesses, sauf de la liberté, elle fuit et fait fuir l’esclave chrétien, qui raconte leur aventure, dans une auberge, en Espagne. A la suite de cette Zoraidé du chef-d’œuvre espagnol, j’ai osé faire entrer ma mère dans mon roman Vaste est la prison. J’ai rappelé la trajectoire maternelle : elle vivant en citadine traditionnelle (une ville justement repeuplée d’Andalous expulsés en 1610), et cela jusqu’à près de quarante ans, elle trouva assez d’énergie, peu avant 1960, pour traverser la Méditerranée et sillonner la France, rendre visite, de prison en prison, à son fils, jeune détenu politique... L’audace de ces voyages, ce qu’ils impliquaient en courage silencieux, en secrète pudeur, pour une musulmane, il me semblait qu’ils réitéraient cette aura du personnage de Cervantès ! La transmission féminine s’est alors rééclairée pour moi, plus en arrière ; l’anamnèse s’est remise en mouvement ; ma grand-mère, que je ne voyais jusque-là qu’en aïeule conteuse de la geste tribale, a ressuscité sous ma plume, mais en adolescente descendant de la montagne pour être «donnée», à 13 ans, à un riche notable de la cité. Veuve peu après, elle retournera à la «zaouïa» première, se mariera deux autres fois, pour demander, en 1920, au juge-cadi la séparation conjugale, avec la gestion de ses biens, ce que l’islam permet aux femmes depuis des siècles. A partir de là, dans la cité au passé andalou où elle s’installe, elle va régenter, conseiller, servir d’arbitre pour les autres femmes, tout en élevant ses cinq enfants. A cette même période, entre 1880 et 1920 environ, voici l’une de ses contemporaines, mais en Egypte. Il s’agit de la grande Hoda Sha’rawi, issue de la haute bourgeoisie, elle qui va devenir la première féministe du monde arabe, plus exemplaire pour les Egyptiennes que, plus tard, Simone de Beauvoir pour les Françaises... Elle naît fille d’un très riche et influent personnage. Elle a passé son enfance dans un véritable harem, avec des eunuques (esclaves soudanais castrés). Mais elle reçoit, à domicile, en même temps que son jeune frère, une instruction de qualité. Elle apprend, outre l’arabe, le turc, langue de sa mère circassienne, et le français ; elle joue du piano. Mais, pour conserver dans la famille l’important patrimoine dont elle a hérité, on la marie à 13 ans à son cousin germain bien plus âgé... Dix mois après, elle fuit le mari, reprend son adolescence interrompue. Elle a soif de connaissances... En 1922, Hoda Sha’rawi, qui s’est déjà affranchie du voile en public, créera la première Union des femmes égyptiennes, fondera la première revue de femmes. Jusqu’en 1947, à sa mort, le mouvement des femmes, dans des manifestations politiques et culturelles, se groupera autour d’elle. Au Maghreb, ma mère, dans les années 30, rêvait avec ses amies de cette effervescence des Egyptiennes, des Syriennes, des Turques et des Iraniennes. Amnésie pourtant aujourd’hui sur cette dynamique de cette première moitié du siècle : ne surnage de cet oubli que le souvenir des cantatrices, Oum Keltoum et ses émules... Parole, chant et écriture : que serait notre «inspiration» si elle n’allait pas à la recherche de cette bouche obscure, si elle n’allait pas boire au flux souterrain de la mémoire anonyme, des paroles invisibles, fondues, imperceptibles parfois... Cris étouffés soudain fixés, parole et silence qui se mêlent, tout au bord de la dilution !
V
Octobre 88 à Alger. Une semaine d’insurrections dans la capitale par une jeunesse trop longtemps désoccupée, encadrée partiellement, ou infiltrée par des islamistes. Après plusieurs jours de désordre, le président algérien, affaibli, laisse l’armée tirer sur les manifestants désarmés. Le bilan est de plusieurs centaines de morts ! Tragédie dont le glas annonce un avenir sombre. Dès les premiers jours, je m’étais précipitée à Alger pour être auprès de ma fille, jeune étudiante. Bloquée dans un appartement des hauteurs, d’une terrasse, j’ai contemplé, durant plusieurs nuits d’insomnie, les tanks sillonner la capitale placée sous couvre-feu ! Sans m’imaginer en Cassandre, il m’était aisé de prévoir que, dans l’année qui suivrait, les intégristes reviendraient au centre de la sphère politique... Eux, certes, auréolés par ces morts d’innocents, mais résolus à imposer leur vision caricaturale d’un islam des origines. En attendant, les conséquences premières du terrible drame furent la fin du parti unique – «Front de libération» qui ne libérait plus rien depuis 26 ans –, mais aussi la légalisation d’un parti politique religieux, mesure en contradiction avec la Constitution qui garantissait un minimum de laïcité ! Je rentrai à Paris et, pour ne pas être brisée, je décidai de me confronter, armée de ma seule expérience d’historienne, à cet islam des origines... Je me mis, d’un coup, à vivre en 632 après J.-C. à Médine, au moment où le Prophète Mohamed va mourir : problèmes de la succession politique, germes déjà de la division, rôle des épouses et des filles du Messager, des Compagnons, du premier Calife et, surtout, irruption, sur l’avant-scène, de Fatima, fille du Prophète, en véritable Antigone avec sa voix de la douleur, de la colère lucide et amère, de la protestation. De la protestation véhémente de toutes les femmes, à travers elle ! Je me plongeai dans le déchiffrement, mot après mot, chapitre après chapitre, des chroniqueurs arabes Ibn Saad et Tabari. J’avais besoin d’entendre ainsi ma langue maternelle, dans son grain, son rythme et sa sobriété, dans ses trous aussi... Comme l’écrivait le grand Michelet pour sa vision de l’Histoire de France : «Il y eut un étrange dialogue entre lui et moi, entre moi, son ressusciteur, et le vieux temps remis debout.» J’écrivis donc Loin de Médine, narration à plusieurs niveaux, pour me rapprocher de ce «vieux temps remis debout», mais aussi des passions, de la parole libre et multiple des femmes de Médine, humbles ou connues, mais transmettrices et actrices de cette histoire islamique. Après presque deux ans d’écriture, je me souviens : dans la maison paternelle, à la mi-juin 90, tandis que j’écrivais le mot fin à mon manuscrit, je me réveillai d’un coup au présent d’Alger : trois jours après, en effet, les intégristes du FIS remportaient les élections municipales ! Mon rêve d’un islam ouvert et égalitaire s’était construit, me semblait-il, dans mes mots comme un château de sable ! Mon livre fut publié à Alger en même temps qu’à Paris (l’édition, elle aussi, commençant à se libérer de la tutelle d’Etat) ; j’allais le défendre dans plusieurs villes et universités algériennes.
VI
Comment, dès lors, vais-je parler de ces huit dernières années de transes algériennes qui ont suivi et, en écho, de mes livres écrits alors ? De ma vie désormais vouée à l’exil ? Même s’il s’agit d’un exil mouvant !... Pourrai-je résumer cette partie de mon parcours par le titre de ma postface au recueil de nouvelles Oran, langue morte, qui se veut chronique d’attentats, de peurs et d’alarmes rapportés par certains de mes proches, de mes amis perdus ou retrouvés ? J’y avais déposé – ou transmué ? – en ce printemps et cet été 1996 les paroles brèves de ceux-ci, rencontrés souvent au hasard des rues parisiennes : comptes-rendus haletants parfois sur la mort violente, ou sur l’angoisse, ou la sauvagerie (telle cette institutrice décapitée devant ses élèves, des enfants) – et en revivant, à mon tour, ces épisodes, j’ai soupiré d’impuissance, peut-être aussi d’étonnement devant ma persistance à fixer, à garder trace. Car je m’impatientais en effet : «Pourquoi toujours la mort ? Pourquoi écrire sur la mort ?» «Le sang, constaté-je donc, ne sèche pas dans la langue !» Et j’ai tourné et retourné cette métaphore, peut-être en vain. Pour sortir, à ma façon, du piège : non, décidément, l’écriture – je veux dire l’écrit de toute littérature, ainsi que la parole illuminante – n’est pas un faire-part de deuil ou de crime ; non, elle n’est pas une plaque funéraire bavarde, simplement projetée dans l’espace vide, le temps que circulent quelques milliers d’exemplaires de vos pattes de fourmi tracées sur papier, lancés comme un paquet-cadeau à la mort. Non, l’écriture à laquelle je me vouais dans ce malheur algérien, est-ce l’alarme, est-ce l’appel au secours (au secours de vous-même) ? Elle est le dialogue suspendu avec l’ami sur lequel est tombée la hache, dans la tête de qui sonné la balle, tandis que vous, vous survivez, tandis que vous, vous questionnez sur les tout-petits détails, juste avant celui – ou celle – que vous avez connu soit pétrifié en victime, en cadavre, en silence ! Votre écriture donc danse avec des fantômes et, tant que vous vivez encore, cette nécessité de la narration court en vous comme votre seule électricité – ce n’est même plus la langue, celle-ci pourrait devenir informe ou, pourquoi pas, langue des signes pour sourds-muets ; simplement vous soutient le fil de la continuité, de la volonté de dire ou du désir sauvage de ne pas oublier... Certains diraient : l’acier de la résistance. Edmond Jabès, arraché de son Egypte natale, au milieu de son âge, remarquait : «Les chemins d’encre sont des chemins de sang !» Il l’écrivait à Paris, et je dirais, presque à voix basse. Seule cette force-là, si peu visible, si impalpable, si peu propice aux projecteurs, me semble-t-il, devrait me redresser : la seule force, transparente ou friable, de l’écriture. Ou, dans mon cas, le poids, encore insoupçonné, du silence des musulmanes, en amont de cette écriture. Finalement, j’appellerai décidément ces dernières années de mon pays «les années de Joseph» ! Rappelez-vous : Joseph, injustement calomnié, est enfermé dans la prison du Pharaon, de longues années. On s’aperçoit qu’il sait interpréter les songes. C’est le don de prescience – ou d’interprétation – qui intéresse le Pharaon. Celui-ci envoie un messager pour le libérer et l’amener à lui. Alors (et c’est la version coranique que j’ai éclairée dans la nouvelle La Beauté de Joseph), Joseph refuse de sortir, par scrupule. «Allez d’abord, dit-il, demander aux femmes qu’elles m’innocentent !» Ce suspens de l’histoire – Joseph sur le seuil de la prison et qui attend – je l’aime particulièrement ; car le texte de la sourate 12 est d’une beauté littéraire troublante. Dans cette version, c’est le verdict des femmes (elles qui étaient dans le désir d’amour de Joseph et dans l’interdit de cet amour) qui rend à Joseph sa liberté et lui permet son ascension extraordinaire en Egypte, lui, l’étranger ! Contrairement à la Genèse, la sourate coranique ne nous rapporte pas une épouse de Putiphar calomniatrice et mauvaise. Au contraire, celle-ci, ainsi que ses compagnes, en innocentant Joseph et en invoquant «la miséricorde de Dieu», par leur parole de vérité, libèrent véritablement Joseph, ou Youssef en arabe. Ainsi, j’en ai l’espoir tenace : dans le sillage de cette sourate coranique, les femmes en Algérie, par leurs souffrances et leur parole de vérité, nous libéreront de l’étau de ces années terribles. Aujourd’hui, pour que la paix revienne bientôt, mais avec la justice et sans l’oubli, je dédie ce prix de la Paix 2000 que je reçois aux écrivains algériens disparus, le romancier Tahar Djaout, le poète Youssef Sebti et le dramaturge Abdelkader Alloula, tous les trois assassinés en 1993 et 1994. Je le dédie aussi au premier d’entre nous – nous, de la littérature du Maghreb d’aujourd’hui – Kateb Yacine, poète, romancier et dramaturge, mort en 1989, peu avant nos «années de Joseph» qu’il avait, je le sais, pressenties.»
Assia Djebar

 

 

 

 REVUE DE LA PRESSE

 

ALGERIE :

El Wattan

sous la plume de : Ameziane Farhani

 

Eh bien, Assia Djebar n’est plus. Depuis quelques années, la nouvelle de sa maladie bruissait dans les cercles littéraires et journalistiques sans que personne ne l’ait vraiment éventée, par égard à sa personne, mais aussi par consternation. Qu’une écrivaine aussi passionnée et impliquée par la mémoire soit concernée par Alzheimer prenait la dimension d’une tragédie grecque. D’une manière ou d’une autre, la mémoire est présente dans toute son œuvre et si fortement dans son ultime livre, Nulle Part dans la maison de mon père [éd. Fayard, 2007]. 

Un livre au sommet de sa belle écriture, catalogué roman, ce qu’il était, bien qu’il s’agissait d’une autobiographie romancée : son enfance et sa jeunesse à Cherchell, sa scolarité à Blida, presque seule "indigène" parmi les élèves, la découverte d’Alger et de l’amour et, parsemant le tout, la figure de son père, M. Imalhayène, l’un des premiers instituteurs algériens. Le titre de ce roman magnifique, que nous avions qualifié de "livre où elle se livre", de même que plusieurs de ses passages, était assurément un message d’une grande délicatesse mais d’une force terrible. 

La maison de son père, c’était aussi son pays qu’elle a aimé avec une constance filiale et qui – pourquoi le cacher ? – ne le lui a pas toujours rendu. Lors de son élection à l’Académie française en 2005, plusieurs observateurs dans le monde avaient noté qu’en dehors de la déclaration de l’ancienne ministre de la Culture, Khalida Toumi, et de quelques articles de presse, l’hommage officiel avait manqué, comme s’il y avait quelque honte à ce qu’une écrivaine algérienne soit intégrée dans cette institution de l’ancienne puissance coloniale. L’écrivain Waciny Laredj avait déclaré : "C’est une fierté nationale et les pouvoirs publics, en premier lieu le chef de l’Etat, devraient réagir. Le traitement de cette information par la télévision nationale comme un fait banal m’a sidéré" (Jeune Afrique, 27 juin 2005). 

La guerre d’Algérie occupait les esprits

On se gargarise pourtant aisément que nos footballeurs jouent dans de grands clubs français. Zidane en bleu vaut mieux que Djebar en vert, couleur de la tenue des académiciens. Mais, objectera-t-on, c’est là une histoire de pieds quand un écrivain jongle avec le ballon des valeurs. Un tel argument, au-delà du mépris qu’il professerait à l’égard du sport, porteur également de valeurs, ne peut tenir quand on lit son discours lors de son intronisation dans la vénérable institution. Un discours d’une clarté limpide, diffusant dans cette docte assemblée, où les mots sont perçus avec tout leur poids et leur subtilité, des messages forts et clairs. 

Devant rendre hommage, comme le veut la coutume de l'Académie, à son prédécesseur, l’éminent juriste Georges Vedel, l’un des artisans de l’Europe, elle souligne une phrase du doyen de l’institution selon lequel les premières formes d’union continentale (Euratom) sont nées "en partie parce que la guerre d’Algérie occupait beaucoup les esprits". Remarque qu’elle qualifie de "précieuse" pour elle. 

Elle va plus loin dans son discours, lâchant dans ce cénacle des mots qui, sans doute, n’y avaient jamais été prononcés, sinon du bout des lèvres, revendiquant pleinement ses origines, dénonçant le colonialisme et son entreprise de négation de la culture algérienne, évoquant les langues amazighe et arabe, de même que le Coran, griffant au passage la tentative de positiver une occupation et une ségrégation violente (on est alors en plein débat sur la "colonisation positive"). Plus loin encore, elle cite Rabelais qui conseillait d’apprendre l’arabe, "pareillement" au latin et à l’hébreu. Au début de son discours, elle se réfère à Diderot qui, dit-elle, "ne fut pas, comme Voltaire, académicien, mais dont le fantôme me sera, je le sens, ombre tutélaire". 

La froideur qu’elle a pu ressentir de son pays

Un choix loin d’être fortuit quand on sait que Diderot fut le seul du siècle des Lumières à s’opposer radicalement à la colonisation. Une manière aussi de dire que, toute honorée qu’elle se trouvait d’être élue à l’Académie française, elle ne se sentait pas obligée d’y enfermer son esprit, alors que l’usage de l’institution aurait voulu plutôt qu’elle se réfère à son illustre prédécesseur, Voltaire. Pour ceux qui en doutaient encore, Assia Djebar n’a jamais renoncé à son "algérianité". Elle l’a portée autant dans ses romans que dans sa vie et sa beauté. 

Ici même, lors de son entrée à l’Académie française, nous écrivions : "Le souvenir de nos écrivains et de nos artistes, si prompt à s’éveiller devant leur mort, ne peut-il donc jamais s’accommoder de leur existence ? Notre gratitude ne peut-elle s’exprimer à leur égard que dans l’oraison funèbre ?" Qu’il est dur parfois d’avoir eu raison tout en espérant que les funérailles qu’elle a voulues en son Chenoua natal [le mont Chenoua, au pied duquel est situé Cherchell et où coule la rivière du même nom] puissent un peu nous donner tort et compenser la froideur qu’elle a pu ressentir de son pays, la maison de son père.

 

 

 

 

 

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08/02/2015
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