Entretien avec l'Auteur: Yasmina Khadra
Le Prix France Télévisions pour Yasmina Khadra
2008
Le Prix Roman France Télévisions 2008 a été attribué aujourd'hui par un jury de téléspectateurs à Yasmina Khadra
Yasmina Khadra : "Ce que le jour doit à la nuit"
Après une trilogie consacrée à la Palestine, à l'Irak puis à l'Afghanistan contemporains, Ce que le jour doit à la nuit plonge le lecteur dans l'Algérie coloniale. Pourquoi ce retour en Algérie et cette remontée dans le temps ?
Yasmina Khadra. C'est un retour naturel. Je suis algérien, j'aime ce pays et j'ai toujours voulu le chanter, dans la douleur comme dans la joie, dans l'espérance comme dans le désarroi. Ce pays qui m'est cher est la patrie de toutes mes inspirations.
Si je suis allé du côté du monde arabo-musulman, c'était pour lutter contre la désinformation et la manipulation politiques qui nous font passer pour des êtres barbares. Cette vision, aujourd'hui dominante, occulte tout ce que les Arabes et les musulmans ont apporté à la civilisation d'aujourd'hui. Il fallait absolument réagir. D'autant qu'aucun écrivain, aucun intellectuel n'avait jusqu'ici jugé utile de calmer les esprits en apportant un éclairage raisonnable sur cette nébuleuse que l'on appelle « intégrisme ».
Ce livre a un parfum implicite de dialogue avec Albert Camus. Quel est votre rapport à cet écrivain ? Yasmina Khadra. C'est d'abord un rapport affectif. Même si Camus est très controversé chez nous, j'ai, pour ma part, toujours recherché où était son génie, et non sa faiblesse. Ce que j'aime, chez lui, c'est la sincérité.
Son regard ne fut pas toujours lucide, mais jamais il ne manqua de sincérité. Camus, c'était cet amour inconditionnel, pas toujours partagé, mais sincère et profond, pour l'Algérie. Ce que je regrette, c'est ce regard fantasmatique qu'il a parfois porté sur ce pays. Il a décrit l'Algérie telle qu'il la voyait, et non telle qu'elle était véritablement.
C'est un peu cela qui, depuis des années, m'a fait porter l'histoire que je raconte dans Ce que le jour doit à la nuit. Je voulais répondre à Camus, mais c'était mon maître. Il m'a donc fallu attendre d'être plus âgé que lui pour acquérir une certaine assurance. Ma notoriété m'a encouragé à assumer cette prétention, celle de répondre à mon maître. Je me suis dès lors senti capable de raconter « notre » Algérie. L'Algérie telle qu'elle fut, avec ses splendeurs et ses laideurs, ses moments de joie et ses tragédies.
Vous nous parlez dans ce livre de déchirement identitaire, individuel et collectif. Pourquoi l'Algérie n'a-t-elle jamais su assumer les multiples facettes de son identité ?
Yasmina Khadra. Parce qu'elle n'a jamais su partager. Des colons avides, boulimiques, se sont enrichis, incapables d'empathie et de compassion à l'endroit de ceux qui les servaient. Paradoxalement, les autochtones, ceux qui auraient dû être les premiers bénéficiaires des richesses de ce pays, ont été complètement dépossédés. Cette cupidité et cette morgue coloniales ont conduit à une guerre épouvantable qui a chamboulé les rapports humains et poussé à l'exil d'authentiques Algériens.
Vous décrivez une fracture entre les communautés qui ne se réduit pourtant pas, dans le contexte colonial, à une fracture sociale…
Yasmina Khadra. Les rapports humains étaient fondés sur des rapports de forces, sur l'exercice de la domination. Cette domination a conduit à la spoliation, à l'exploitation, à l'expropriation, à l'exclusion.
La néantisation d'une partie de la population a conduit les êtres néantisés à s'affirmer. Ils étaient bel et bien là, avec leurs souffrances, leurs attentes, leur colère en gestation. Un jour, cette colère a trouvé un exutoire : la guerre d'indépendance. Les cohabitations, l'entente entre personnes issues de différentes communautés, les mariages mixtes ont existé, mais c'était marginal. Au cinéma, lors des actualités, il y avait cette propagande, cette démagogie, qui présentait l'Algérien autochtone comme une espèce de faire-valoir. Qu'il passe dans la rue, ou qu'il soit attablé à une terrasse d'un café face à un colon, c'était présenté comme une immense faveur qu'on lui accordait. Il y avait trop de condescendance, trop d'hypocrisie démagogique. Cela ne pouvait pas durer.
Cette condition du colonisé renvoie donc à l'humiliation, sujet majeur, obsessionnel de vos romans…
Yasmina Khadra. Je parle moins d'humiliation, ici, que de spoliation, d'exploitation forcenée de l'homme par l'homme, de déchéance et de misère. Mon personnage n'est pas humilié. Au contraire, il souffre d'un déchirement entre deux univers. Celui du confort dans lequel il baigne et celui de la misère dans laquelle se dilue son propre peuple. Ce livre raconte surtout l'histoire d'un gâchis.
Cette terre était prête à accueillir toutes les joies du monde. C'était une patrie merveilleuse, fascinante et généreuse. Mais des hommes ne mesuraient pas le privilège qu'ils avaient de vivre sur cette terre. Repliés sur leurs communautés, par une sorte d'instinct grégaire, ils ont cru pouvoir réduire un pays à leur propre univers clos sur lui-même. Ils ont dressé des remparts autour d'eux. Ils sont devenus otages de leur cage dorée. Cette cage les empêchait d'aller vers les autres et de s'enrichir d'eux.
Quels liens faites-vous entre cette histoire et la tragédie dans laquelle l'Algérie contemporaine n'en finit plus de se débattre ?
Yasmina Khadra. Je ne peux pas dire que le colonialisme est responsable des dérives que connaît l'Algérie d'aujourd'hui. C'est surtout la désillusion, l'immense déception qui a conduit ce pays dans le cauchemar. Le seul trait commun entre l'Algérie coloniale et l'Algérie contemporaine est peut-être l'inégalité. L'indépendance n'a pas tenu sa promesse de partage. La nomenklatura, les apparatchiks, le népotisme ont permis le brutal enrichissement d'une minorité, tandis que la majorité est restée à croupir dans la misère. Du coup, les Algériens n'ont pas eu le sentiment d'appartenir à une nation. À leurs yeux, le colonialisme n'a fait que changer de tête. À la place de monsieur Pierre est venu monsieur Mustapha.
C'est cela qui a fragilisé la nation. Et lorsqu'une nation est fragile, elle est à la merci de n'importe quel vent de colère. L'islamisme n'est rien d'autre qu'un immense vent de colère qui s'est engouffré dans les esprits, emportant des jeunes, parfois admirables, sur les sentiers de la perdition. Aujourd'hui encore, les jeunes ne comprennent pas qu'un pays aussi riche que l'Algérie puisse produire des pénuries, des carences, des exclusions, une bureaucratie paralysante, une corruption tentaculaire. Et c'est incompréhensible.
Nous avons tout pour être heureux et nous nous rackettons mutuellement. Nous nous interdisons l'accès à la fête, à l'ambition, au travail. Dans les années quatre-vingt-dix, la société civile algérienne s'est élevée contre l'islamisme.
Que reste-t-il, aujourd'hui, de cette résistance ?
Yasmina Khadra. Je ne suis pas d'accord avec cette vision. Au contraire, la société civile, au départ, a adhéré tout entière à ce vent de colère. Cela répondait à une profonde aspiration au changement, contre les satrapes qui dominaient ce pays. Par la suite, la société algérienne a compris que ce vent de colère était beaucoup plus nuisible, beaucoup plus injuste que les dictateurs et les voleurs. Les Algériens se sont alors demandé s'il n'était pas préférable d'avoir à faire à des voleurs plutôt qu'à des criminels.
C'est cela qui a poussé certains, d'un seul coup, à se reprendre en main et à s'opposer à l'islamisme. Mais cette résistance de la société civile, c'est vrai, a existé dans les années quatre-vingt-dix.
Il y avait une opposition authentique, des engagements véritables. Il y avait une crédibilité du combat engagé contre l'extrémisme. Et puis je ne sais pas ce qui s'est passé. Avec le temps, cette ferveur, cette volonté, cette résistance se sont effilochées. Les forces qui les portaient se sont diluées à leur tour dans la prédation. Ce que l'on appelle aujourd'hui « opposition » en Algérie est constitué de prédateurs, qui pensent que les partis ne servent pas à défendre des idées, mais à assurer une rente aux membres de leurs bureaux politiques. D'un seul coup, toutes les voix se sont tues. C'est qu'on ne parle pas la bouche pleine.
Il existe, chez certains, une tentation de rapprochement, voire d'alliance avec l'islamisme, au nom du combat contre l'impérialisme américain. Qu'en pensez-vous ?
Yasmina Khadra. Cela n'a pas de sens. Le combat contre l'impérialisme, ce n'est surtout pas l'islamisme. L'islamisme, lui, combat la quiétude humaine.
C'est la rage qu'inspire le bonheur apparent à des gens hostiles au bonheur des autres. Le problème des progressistes d'aujourd'hui, c'est qu'ils sont englués dans la gesticulation politicienne. Nous protestons, mais nous n'apportons rien. Que proposons- nous comme alternative ?
Rien. L'absence outrageuse de projets ridiculise les oppositions. Pourtant toutes les colères devraient s'inscrire dans un programme. Faute de quoi elles deviennent des colères nuisibles. Les colères rédemptrices s'articulent autour de trois éléments constitutifs de l'espoir : un but, les moyens d'atteindre ce but et la motivation. Si un seul élément vient à manquer, on est dans le ridicule.
Dans vos premiers romans, vous décriviez très nettement cette fureur islamiste comme étant complice d'une transition de l'Algérie vers le libéralisme sauvage. Aujourd'hui que le capitalisme et la société de consommation ont complètement conquis ce pays, quel regard portez-vous sur cette évolution ?
Yasmina Khadra. Je m'interdis d'être défaitiste. Je crois que l'Algérie a encore les moyens de rebondir et de se reconstruire. Dire qu'il ne se passe rien dans ce pays serait injuste. Un grand chantier s'y déploie aujourd'hui. Des villes poussent. Des autoroutes, des hôpitaux, des universités sortent de terre. Dans cette frénésie, dans cette fébrilité, il n'y a pas de contrôle rigoureux. Un certain laxisme rend possibles tous les trafics d'influence. C'est le règne du blanchiment d'argent, de la corruption, du racket. Peut-on contrôler tout cela ?
Dans le futur, lorsqu'apparaîtra de manière évidente la configuration de ce pays, j'espère que nous pourrons nous occuper de tous ces prédateurs qui gravitent autour de notre salut.
La question de la place des femmes dans les sociétés, singulièrement dans les pays arabes ou musulmans, imprègne toute votre oeuvre. Que dit d'un collectif humain la place que les femmes y occupent ?
Yasmina Khadra. Si nous sommes à la traîne, c'est que les femmes, dans nos sociétés, n'ont jamais été libérées.
Vous êtes féministe ?
Yasmina Khadra. Je suis absolument féministe. Je suis même la drag-queen de la littérature ! Il faut que les femmes se libèrent. Pas seulement des préjugés, mais de l'homme lui-même. Il faut que l'homme recule un peu, pour laisser s'épanouir cette générosité, cette intelligence, cette inspiration. Une société ne peut avancer simplement avec de l'orgueil masculin et des richesses souterraines. C'est le problème du monde arabe. Ce problème ne pourra jamais être surmonté sans libération des femmes.
Vous êtes aujourd'hui l'un des auteurs francophones les plus lus dans le monde. Pour Kateb Yacine, la langue française était un « butin de guerre ». Pour vous, que représente cette langue ?
Yasmina Khadra. Une très belle rencontre. Elle m'a ouvert le chemin d'un voyage extraordinaire à travers mes propres rêves. C'est une compagne extraordinaire, une alliée inflexible. D'une certaine manière, cette langue a été mon salut. Elle m'a permis d'être autre chose qu'un militaire. Elle me permet aujourd'hui de tisser des amitiés dans le monde entier.
Pourquoi votre écriture est-elle si tendue, rageuse et colérique ?
Yasmina Khadra. J'exprime en effet de la colère, mais surtout beaucoup de déception. Les êtres humains me déçoivent. Je trouve qu'ils n'ont jamais su vivre pleinement leur vie. Ils ne sont pourtant que des mortels, donc des fantômes en sursis. Au lieu de faire de ce sursis un élan vers des vies pleines et riches, ils en font des arènes, des champs de bataille, des dépotoirs sentimentaux où la haine prime l'essentiel. L'être humain est un être paradoxal. Il est l'intelligence et la bêtise, la générosité et l'infamie, l'espoir et la déchéance… Question d'optique, finalement.
Difficile de savoir si vous êtes misanthrope ou humaniste…
Yasmina Khadra. Je ne suis pas misanthrope. Je ne l'ai jamais été. Mais je ne suis pas humaniste non plus. Je ne milite pour aucune cause. Simplement, je suis du côté de tous ceux qui souffrent et viscéralement opposé à tous ceux qui les font souffrir.
Une partie de la presse arabophone algérienne voit en vous « un mensonge littéraire inventé par la France ». Pourquoi cette hargne ?
Yasmina Khadra. J'appartiens à une nation qui n'est pas tellement fière de ceux qui l'honorent. Lorsqu'une tête dépasse, on cherche à la décapiter. Dans mon pays, nous sommes hostiles aux gens qui peuvent incarner en même temps le talent et la dignité. Cela ne date pas d'hier. La clé, la vraie solution, réside dans cette mentalité qu'il faut changer pour changer le cours de notre destin.
Pourquoi avez-vous accepté de prendre la tête du Centre culturel algérien à Paris ?
Yasmina Khadra. D'abord parce que le président de la République me l'a demandé. Je suis un Bédouin. Je ne sais pas dire non à mon aîné. Même lorsque je m'oppose à un pouvoir, je n'y vois pas un ennemi. Je considère ceux qui sont aujourd'hui au pouvoir en Algérie comme des aînés qui se sont dévoyés. J'essaie de les interpeller, c'est tout. Ensuite, j'ai toujours essayé d'interpeller ce pouvoir sur la nécessité de s'appuyer sur les intelligences qui existent dans ce pays. Me proposer la direction de ce centre témoignait d'un pas, même timide, dans la volonté de mobiliser ces forces vives. Je me rends compte, malheureusement, que notre intelligentsia n'est pas toujours aussi sincère qu'elle le prétend.
Mais vous, quel est votre projet pour ce centre ?
Yasmina Khadra. Lui donner comme une ambition de rassembler les talents algériens autour d'un vaste programme. D'abord pour nous faire connaître et sensibiliser notre population, l'amener à être le réceptacle de cette culture. À quoi servent les peintres, les écrivains, les musiciens, les cinéastes, s'il n'y a pas d'écoute et d'intérêt du peuple ? J'essaie simplement de dire que la culture peut nous sauver de nous-mêmes, de notre médiocrité. Elle est capable de nous instruire, de nous élever. Je suis absolument confiant dans le talent de cette jeune génération d'écrivains, que je trouve splendide, intègre, inventive, ambitieuse. Ses colères sont authentiques.
Il y a, en Afrique comme ailleurs dans le monde, des Camus, des Gide en puissance. Certains pays les prennent en charge, les portent, d'autres les laissent tomber. J'essaie, en dépit des difficultés que je rencontre à la place où je suis aujourd'hui, d'épauler cette jeune génération, de la soustraire aux pires ennemis de l'art que sont la complaisance et l'indifférence. La complaisance tue. L'indifférence massacre.
Entretien réalisé par Mina Kaci et Rosa Moussaoui
(Publié dans l'Humanité du 30 octobre 2008)
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